"Vivir para correr" : vivre pour courir en Colombie

🇨🇴Bogota, 1973. Un jeune collégien français habitant en Colombie se lance dans un projet ambitieux et assez fou. Il souhaite participer à une marche caritative pour ceux qui ne peuvent pas marcher alors que l'insécurité règne dans la ville... Interdiction de sortir de chez lui, de marcher librement dans les rues colombiennes et crainte d'un kidnapping : peu importe, son envie de courir prend le dessus. Convaincu qu'il trouvera des sponsors qui l'aideront à prendre part à cette course, il décide de se lancer dans cette folle aventure qu'il va vous raconter.

Camina por los que no pueden caminar (marche pour ceux qui ne peuvent pas marcher)

Pour participer, chaque marcheur devait trouver des parrains (individuels ou entreprises) prêt à payer une somme convenue (une centaine ou plusieurs milliers de pesos) pour chaque tronçon de 3 kilomètres parcourus par le marcheur. Mon idée est la suivante : courir 3 kilomètres, marcher 3 kilomètres et alterner les segments marche et course pour voir jusqu’où nous pourrions aller. Peut-être 10 ou 15 kilomètres !

Trouver des sponsors ? Rien de plus facile, mes camarades de classe comptaient parmi les plus grandes fortunes et les plus vieilles familles du pays. L’entraînement ? Malgré l’interdiction de sortir de la maison, je pouvais ruser et m’entraîner en cachette tôt le matin dans la montagne où il n’y avait personne.

Le tout était de ne pas me faire attraper par mes parents 👀. Le week-end, je pouvais m’entraîner dans un club fermé et sécurisé. En cours de sport, j’avais même réussi à obtenir l’autorisation d’aller courir pendant les heures de gym...

(Cerro de Monserrate : colline qui domine la ville en compagnie du Cerro de Guadalupe)

Mon projet emporte rapidement l’enthousiasme de la classe mais le risque subsiste...

Aller en centre-ville, courir et marcher librement dans des rues où nous n’avions pas le droit de nous aventurer emportait immédiatement l’adhésion de huit ou dix garçons malgré la réprobation des filles qui pensaient que nous allions nous faire kidnapper, voler ou que sais-je encore...

Le prof de gym soutenait mon plan d’entraînement improvisé à condition que je règle les questions de sécurité avec les parents concernés et qu’on ne parle pas de notre établissement scolaire. Question vite résolue grâce au père de mon copain de classe, Pablo, qui nous prêtait deux véhicules et quatre gardes du corps. Deux pour nous accompagner à pied, deux pour nous attendre à chaque étape de 3 kilomètres pour nous évacuer rapidement en voiture en cas de problème.

Il nous fournissait aussi les sponsors : journal et chaînes de télévision ainsi que les produits laitiers de son frère. Ce jour-là, j'ai vraiment compris qui étaient mes copains de classe. Peut-être trop protégés, ils ont vite abandonné l’entraînement. Seul Pablo a suivi. Heureusement pour moi, car sans l’aide de son père, tout s’écroulait. Il me fournissait même un alibi pour mes parents. Officiellement, nous allions passer le week-end dans une de leurs maisons de campagne.

Levés avant 5 h du matin, nous partons vers le centre-ville. La lumière se lève sur la ligne de crête entre 3000 m et 3500 m d’altitude. Passage devant la statue du libérateur Simón Bolívar, les chauffeurs nous déposent en nous donnant un petit plan de chaque point où ils seront garés pendant la course.

(Casa museo quinta de Bolivar : ancienne résidence de Simon Bolivar après la guerre d'indépendance colombienne qui sert aujourd'hui de musée consacré à sa vie et son époque)

Car oui, ce qui était une « caminata », c’est-à-dire une marche, était bien devenue une course pour mon copain de classe et moi. Pour les gardes du corps, c'était "encore une folie des jeune hommes".

Avec un papier dans chaque main, nous prenons le départ. Feuille de pointage main droite et plan d’évacuation main gauche.

Pas de dossards, pas de noms, pas de vêtements qui permettraient de nous identifier comme étant des fils de riches, même si ma tête d’européen ne laissait planer aucun doute.

Nous partons donc pour les 3 premiers kilomètres avec notre objectif habituel : semer les gardes du corps. Un jeu classique, même si ce jour-là c’était peut-être assez stupide. L’immense majorité des gens marchent. Dans une décontraction et une convivialité que j’avais du mal à imaginer dans ces quartiers qui nous étaient habituellement interdits et présentés comme dangereux.

Je repère un club d’athlétisme qui passe à bon train et m’accroche à leur groupe. Au bout du premier kilomètre, nous n’étions plus que quelques dizaines de coureurs. Arrivés au premier pointage, je déplie ma feuille, la fais pointer et crie à Pablo « sigo corriendo » (je continue en courant). Je regarde ma montre. Un peu moins de 15 minutes. Ça me paraît lent comparé aux 1000 mètres dans la cour mais je n’ai pas de référence. ⏱

Je pense qu’il faudra accélérer mais je sais aussi que je veux arriver au bout des 21 kilomètres et qu’à chaque pointage, je dirai la même chose : « sigo corriendo ». Pablo me crie « no doy más » (je n’en peux plus) et je lui répond comme la publicité de la loterie « te da más... » (la loterie du Cundinamarca te donne plus). Après 5 kilomètres parcourus, il commence à marcher, tout comme les gardes du corps.

Je me retrouve donc à continuer seul, vraiment seul.

Les coureurs sont loin devant. Les marcheurs sûrement loin derrière. À partir du 15ème kilomètre, je commence à y croire... Nous sommes sur le retour, le parcours est absolument plat. J’essaie même d’augmenter le rythme mais ça reste une approximation sans chrono.

Au 18ème kilomètre, la foule commence à scander « ánimo jóven » (courage le jeune) et ma foulée devient de plus en plus automatique. La fraîcheur matinale me paraît de plus en plus chaude. Je passe devant des bâtiments et monuments historiques de la ville. À vue de nez, il doit rester un kilomètre. J’accélère en me disant que je connais bien cette distance.

La foule est en délire, de plus en plus dense, et j'entends la radio qui scande mon nom. Je m’écroule sur la ligne d’arrivée en à peu près 1h40.

Entouré comme un vainqueur de marathon olympique, je ne comprends pas trop ce qui m’arrive. Je me relève, donne la feuille au guichet final et on m’embarque directement dans la camionnette. Retour en vitesse.

J’apprends que je suis le seul mineur à avoir couru de bout en bout en 1h41' et qu’il y aura ma photo dans les journaux.

(vidéo d'époque)

Des appels sont immédiatement passés aux deux quotidiens nationaux pour que ma photo n’apparaisse pas. Là, je commence à redouter les ennuis à la maison et en classe.

48 ans plus tard, je cours toujours mais beaucoup plus librement... 😇

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